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 En cette année 2017, qui marque le centième anniversaire de la déclaration de Balfour, le 70ème anniversaire du plan de partition de la Palestine et le 35ème anniversaire des massacres de Sabra et Chatila, le Comité Action Palestine publie ce texte de Gilles Deleuze qui rend hommage à Yasser Arafat. Dans cet écrit qui date de 1983, le philosophe français définit  sans hésitation le sionisme comme un mouvement politique dont le but est de faire disparaitre le peuple palestinien pour lui voler sa terre. En clair, c’est un génocide qui ne dit pas son nom, où « l’extermination physique reste subordonnée à l’évacuation géographique ».  En se référant au colonialisme européen aux Etats-Unis qui a décimé les Indiens, Gilles Deleuze inscrit le colonialisme juif en Palestine dans la stratégie du capitalisme « à repousser ses limites » pour toujours aller plus loin dans l’exploitation du système. Si ce texte n’échappe pas à certains préjugés de l’époque, il a le grand mérite de poser les constantes de l’analyse. Il montre que le discours sioniste est resté inchangé, faisant des Palestiniens des terroristes et de leurs soutiens des antisémites. Le sionisme a toujours été radicalement violent, sa particularité est que cette violence est aujourd’hui l’expression de son affaiblissement durable. La philosophie de Gilles Deleuze est une philosophie de l’émancipation, de ce fait elle devait penser la centralité de la cause du peuple palestinien. Comité Action Palestine


Gilles Deleuze,  septembre 1983

La cause palestinienne est d’abord l’ensemble des injustices que ce peuple a subies et ne cesse de subir. Ces injustices dont les actes de violence, mais aussi les illogismes, les faux raisonnements, les fausses garanties qui prétendent les compenser ou les justifier. Arafat n’avait plus qu’un mot pour parler des promesses non tenues, des engagements violés, au moment des massacres de Sabra et Chatila : shame, shame (honte, honte).

On dit que ce n’est pas un génocide. Et pourtant c’est une histoire qui comporte beaucoup d’Oradour, depuis le début. Le terrorisme sioniste ne s’exerçait pas seulement contre les Anglais, mais sur des villages arabes qui devaient disparaître ; l’Irgoun fut très actif à cet égard (Deir Yassin). D’un bout à l’autre, il s’agira de faire comme si le peuple palestinien, non seulement ne devait plus être, mais n’avait jamais été.

Les conquérants étaient ceux qui avaient subi eux-mêmes le plus grand génocide de l’histoire. De ce génocide, les sionistes avaient fait un mal absolu. Mais transformer le plus grand génocide de l’histoire en un mal absolu, c’est une vision religieuse et mystique, ce n’est pas une vision historique. Elle n’arrête pas le mal ; au contraire, elle le propage, elle le fait retomber sur d’autres innocents, elle exige une réparation qui fait subir à ces autres une partie de ce que les Juifs ont subi (l’expulsion, la mise en ghetto, la disparition comme peuple). Avec des moyens plus « froids » que le génocide, on veut aboutir au même résultat.

Les Etats-Unis et l’Europe devaient réparation aux juifs. Et cette réparation, ils la firent payer par une peule dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’y était pour rien, singulièrement innocent de tout holocauste et n’en ayant même pas entendu parler. C’est là que le grotesque commence, aussi bien que la violence. Le sionisme, puis l’Etat d’Israël exigeront que les Palestiniens les reconnaissent en droit. Mais lui, l’Etat d’Israël, il ne cessera de nier le fait même d’un peuple palestinien. On ne parlerait jamais de Palestiniens, mais d’Arabes de Palestine, comme s’ils s’étaient trouvés là par hasard ou par erreur. Et plus tard, on fera comme si les Palestiniens expulsés venaient du dehors, on ne parlera pas de la première guerre de résistance qu’ils ont menée tous seuls. On en fera les descendants d’Hitler, puisqu’ils ne reconnaissent pas le droit d’Israël. Mais Israël se réserve le droit de nier leur existence de fait. C’est là que commence une fiction qui devait s’étendre de plus en plus, et peser sur tous ceux qui défendaient la cause palestinienne. Cette fiction, ce pari d’Israël, c’était de faire passer pour antisémites tous ceux qui contesteraient les conditions de fait et les actions de l’Etat sioniste. Cette opération trouve sa source dans la froide politique de l’Etat d’Israël à l’égard des Palestiniens.

Israël n’a jamais caché son but, dès le début : faire le vide dans le territoire palestinien. Et bien mieux, faire comme si le territoire palestinien était vide, destiné depuis toujours aux sionistes. Il s’agissait bien de colonisation, mais pas au sens européen du XIXème siècle : on n’exploiterait pas les habitants du pays, on les ferait partir. Ceux qui resteraient, on n’en ferait pas une main d’œuvre dépendant du territoire, mais plutôt une main d’œuvre volante et détachée, comme si c’étaient des immigrés mis en ghetto. Dès le début, c’est l’achat des terres sous la condition qu’elles soient vides d’occupants, ou vidables. C’est un génocide, mais où l’extermination physique reste subordonnée à l’évacuation géographique : n’étant que des Arabes en général, les Palestiniens survivants doivent aller se fondre avec les autres Arabes. L’extermination physique, qu’elle soit ou non confiée à des mercenaires, est parfaitement présente. Mais ce n’est pas un génocide, dit-on, puisqu’elle n’est pas le « but final » : en effet ; c’est un moyen parmi d’autres.

La complicité des Etats-Unis avec Israël ne vient pas seulement de la puissance d’un lobby sioniste. Elias Sanbar a bien montré comment les Etats-Unis retrouvaient dans Israël une part de leur histoire : l’extermination des Indiens, qui, là aussi ne fut qu’en partie directement, physique. Il s’agissait de faire le vide, et comme s’il n’y avait jamais eu d’Indiens, sauf dans des ghettos qui en feraient autant d’immigrés du dedans. A beaucoup d’égards, les Palestiniens sont les nouveaux Indiens, les Indiens d’Israël. L’analyse marxiste indique deux mouvements contraires du capitalisme : s’imposer constamment des limites, à l’intérieur desquelles il aménage et exploite son propre système ; repousser toujours plus loin ces limites, les dépasser pour recommencer en plus grand et en plus intense sa propre fondation. Repousser les limites, c’était l’acte du capitalisme américain, du rêve américain, repris par Israël et le rêve du Grand Israël sur les territoires arabe, sur le dos des Arabes.

Comment le peuple palestinien a su résister et résiste. Comment, de peuple lignager il est devenu nation armée. Comment il s’est donné un organisme qui ne le représente pas simplement, mais l’incarne, hors territoire et sans Etat : il y fallait un grand personnage historique qu’on dirait, d’un point de vue occidental, presque sorti de Shakespeare, et ce fut Arafat. Ce n’était pas la première fois dans l’histoire (les Français peuvent penser à la France libre, à cette différence près qu’elle avait au début moins de base populaire). Et ce qui n’est pas non plus pour la première fois dans l’histoire, c’est toutes les occasions où une solution, un élément de solution étaient possibles, que les Israéliens ont délibérément, sciemment détruits. Ils s’en tenaient à leur position religieuse de nier, non pas seulement le droit, mais le fait palestinien. Ils se lavaient de leur propre terrorisme en traitant les Palestiniens de terroristes venus du dehors. Et précisément parce que les Palestiniens n’étaient pas cela, aussi différents des autres Arabes que les Européens peuvent l’être en eux, ils ne pouvaient attendre des Etats arabes eux-mêmes qu’une aide ambiguë, qui se retournait parfois en hostilité et extermination, quand le modèle palestinien devenait pour eux dangereux. Les Palestiniens ont parcourir tous ces cycles infernaux de l’histoire : la faillite des solutions chaque fois qu’elles étaient possibles, les pires retournements d’alliance dont ils faisaient les frais, les promesses les plus solennelles non tenues. Et de tout cela, leur résistance a dû se nourrir.

Il se peut que l’un des buts des massacres de Sabra et Chatila aient été de déconsidérer Arafat. Il n’avait consenti au départ des combattants, dont la force restait intacte, qu’à condition que la sécurité de leurs familles fût absolument garantie, par les Etats-Unis et même par Israël. Après les massacres, il n’y avait pas d’autre mot que « shame ». Si la crise qui s’ensuit pour l’OLP avait pour résultat à plus ou moins long terme, soit une intégration dans un Etat arabe, soit une dissolution dans l’intégrisme musulman, alors on pourrait dire que le peuple palestinien a effectivement disparu. Mais ce serait dans de telles conditions que le monde, les Etats-Unis et même Israël n’auraient pas fini de regretter les occasions perdues, y compris celles qui restent encore possibles aujourd’hui. A la formule orgueilleuse d’Israël : « Nous ne sommes pas un peuple comme les autres », n’a cessé de répondre le cri des Palestiniens, celui qu’invoquait le premier numéro de la Revue d’études palestiniennes : nous sommes un peuple comme les autres, nous ne voulons être que cela….

En menant la guerre terroriste du Liban, Israël a cru supprimer l’OLP et retirer son support au peuple palestinien, déjà privé de sa terre. Et peut-être y a-t-il réussi, puisque dans Tripoli encerclée il n’y a plus que la présence physique d’Arafat parmi les siens, tous dans une espèce de grandeur solitaire. Mais le peuple palestinien ne perdra pas son identité sans susciter à sa place un double terrorisme, d’Etat et de religion, qui profitera de sa disparition et rendre impossible tout règlement pacifique avec Israël. De la guerre du Liban, Israël lui-même ne sortira pas seulement moralement désuni, économiquement désorganisé, il se trouvera devant l’image inversée de sa propre intolérance. Une solution politique, un règlement pacifique n’est possible qu’avec une OLP indépendante, qui n’aura pas disparu dans un Etat déjà existant, et ne se sera pas perdue dans les divers mouvements islamiques. Une disparition de l’OLP ne serait que la victoire des forces aveugles de la terre, indifférentes à la survie du peuple palestinien.

Revue d’études palestiniennes, 1984, n°10 : 3-5.

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