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Analyser les déterminants de la violence coloniale pour mieux appréhender les facteurs qui peuvent conduire à l’insurrection généralisée des colonisés et à la victoire. Les massacres et la violence coloniale n’ont jamais empêché un peuple de poursuivre la résistance. Au contraire, dans certaines circonstances, ils peuvent accélérer le processus d’indépendance. C’est ce que nous montre l’expérience algérienne !

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par Lina Kennouche et Tayeb El Mestari,  pour l’Orient le Jour

 

Soixante-douze ans après les massacres de Sétif et Guelma, la question du soutien unanime des Européens au recours à la terreur reste ouverte.

Le 8 mai 1945, le déchaînement de la fureur coloniale conduit aux massacres de milliers d’Algériens dans le Nord constantinois. Une semaine plus tôt, la manifestation organisée par le Parti du peuple algérien (PPA), parti nationaliste indépendantiste, à l’occasion du 1er mai et des célébrations de la victoire contre le nazisme, dégénère. Parmi les manifestants qui réclament la libération de leur leader Messali el-Hadj et revendiquent leur droit à l’autodétermination, un jeune scout déploie le drapeau algérien dessiné par l’épouse de Messali. Il est abattu par un policier d’une balle dans la tête. S’en suivront les insurrections nationalistes de Sétif, Guelma et Kherrata, avec des dizaines de milliers de morts dans des villes qui comptaient moins de deux cent mille habitants. Aviation, marine, tirailleurs, policiers et milices civiles se sont acharnés sur les populations. Les cadavres ont été brûlés dans des fours à chaux qui ont tourné pendant près d’un mois ; corps carbonisés et charniers témoignèrent de l’atrocité de ces massacres. La répression ne s’achève que le 22 mai avec l’organisation de cérémonies d’allégeance à la puissance coloniale où les Algériens étaient sommés de se prosterner devant le drapeau français et de répéter en chœur : « Nous sommes des chiens et Ferhat Abbas (1) est un chien. »

L’ouverture des archives civiles, de nombreux témoins, tel que Marcel Reggui, et les travaux d’historiens algériens et français à l’instar de Mohammad Harbi, ou Jean-Pierre Peyroulou, ont permis de faire la lumière sur la tragédie du 8 mai 1945, acte fondateur du soulèvement de 1954. Du contexte socio-politique dans lequel s’inscrivent ces événements à la responsabilité écrasante des autorités civiles et des milices, en passant par la caution apportée par toutes les tendances politiques à la répression contre les « indigènes » et les formes qu’elle a revêtues, la critique historique a minutieusement rétabli les faits et tenté d’éclairer le « sens » de cet événement traumatique. Mais au-delà de la question des implications de l’autre 8 mai 1945, c’est encore celle des origines du déferlement de violence qu’il faut réinterroger. Comment expliquer l’esprit unanimiste, « l’union sacrée » des Européens issus de tous les courants politiques dans leur soutien à la répression féroce ? L’historien algérien Mohammad Harbi relève qu’à cette époque, « chez les Européens, une peur réelle succède à l’angoisse diffuse. Malgré les changements, l’égalité avec les Algériens leur reste insupportable. Il leur faut coûte que coûte écarter cette alternative ». Le 8 mai 1945 semble effectivement incarner le sursaut violent de la communauté européenne d’Algérie face aux signes avant-coureurs d’un dépérissement du système colonial.

Opération de vengeance

L’approche politique tend à minimiser le poids du contexte socio-économique dans l’analyse de la réaction européenne. Pourtant, l’affaiblissement de la petite propriété coloniale qui a fait la force de ce système et le nouveau dynamisme du commerce des autochtones expliquent en partie les origines de la violence des milices civiles ce 8 mai 1945.

Un siècle auparavant, le colonialisme français a introduit la propriété privée et institutionnalisé la dépossession des terres et le cantonnement des populations locales. Ce système a détruit les fondements de l’économie traditionnelle et désagrégé les liens tribaux avec pour principale conséquence la perte d’identité, la paupérisation massive et l’asservissement des populations autochtones. Cette réalité structurelle sera révélée par l’ampleur des révoltes locales qui jalonnent l’histoire de la colonisation française en Algérie. Dans les années 1940, le contexte économique connaît une évolution majeure : la petite propriété coloniale amorce un déclin au profit du petit commerce des Algériens autochtones. Au-delà de l’évolution démographique instaurant un rapport ethnique favorable aux Algériens, Marcel Reggui souligne, dans son travail d’enquête Les massacres de Guelma, que « cette extension du domaine économique des musulmans » a inquiété les Européens, car « cafés, hôtels, transports, commerce de tissus, maquignonnage tombaient entre les mains des musulmans ».

Par ailleurs, l’historien Jean-Pierre Peyroulou révèle également que cette répression a constitué une opération de vengeance face aux pratiques continuelles de pillage des ressources coloniales. « Ces pratiques-là existaient à Guelma dans les années 1880-1890, qui virent la création de milices d’autodéfense informelles (…) L’obsession des Européens dans les années 1880-1890 était le racket pratiqué par les musulmans pour laisser les Européens vivre sur les terres qu’ils occupaient, une sorte d’impôt révolutionnaire avant la lettre. En mai et juin 1945, c’était l’occasion pour les Européens établis comme agriculteurs dans ces localités de régler une fois pour toutes ce genre de problèmes avec les musulmans. C’est la pratique ancienne des milices européennes d’autodéfense qui se trouva réactivée à ce moment », explique Jean-Pierre Peyroulou. Aux côtés de l’armée, instrument d’existence du système colonial, se dressent les forces civiles miliciennes comme acteurs de la répression. M. Peyroulou révèle qu’à Guelma, à la différence de Sétif, ces forces civiles ont mené leur action sans l’aide de l’armée.

Crime fédérateur

L’historien note une confusion des rôles entre miliciens, policiers, gendarmes, sous-préfet, gardiens de prison durant les massacres de Guelma. Dans son article, Rétablir et maintenir l’ordre colonial, il revient sur cette longue tradition française de collusion entre autorité civile et pouvoir militaire, et analyse le rôle de la police comme auxiliaire de l’armée défendant les intérêts du colonat. Selon lui, « la médiocrité de l’épuration de la police après l’établissement du Comité français de libération nationale n’explique en rien la répression du 8 mai 1945 dans le Constantinois. Les communistes ont tenté d’en accréditer l’idée en 1945, en dénonçant un complot vichyste mené par les grands colons et une partie de l’administration toujours en poste cette année-là. Mais André Achiary, sous-préfet de Guelma, n’était-il pas un commissaire de police des Brigades de surveillance du territoire (BST), mais aussi un résistant (…), fils d’instituteurs syndicalistes, et très anticommuniste ? ». Il rappelle que la milice européenne créée dès le 14 avril sous l’œil bienveillant du sous-préfet Achiary comptait 280 membres « représentant toutes les familles politiques, du Parti communiste algérien à la droite. Les colons étaient fortement représentés, parfois tous les hommes d’une famille en faisaient partie. C’était l’union sacrée contre tous les fanatiques musulmans. »

L’incompréhension par le Parti communiste algérien (antenne du PCF) de la centralité de la question nationale expliquait une attitude en déphasage avec la réalité algérienne. Pour l’historien Alain Ruscio, l’épisode dramatique du 8 mai 1945 est un révélateur pertinent de la position ambiguë du Parti communiste face au mouvement de libération national. Viscéralement anticolonialiste au départ, le PCF a sensiblement évolué sur cette question. « Le drame du 8 mai 1945 en Algérie se situe dix jours après les premières élections depuis la Libération, les municipales (29 avril). Pour le PCF, c’est un triomphe. Cette situation laisse entendre aux communistes qu’ils pourront aborder en douceur une évolution démocratique du système colonial » explique Alain Ruscio. Le soutien aux crimes du 8 mai 1945 a fédéré toutes les sensibilités politiques et permis de surmonter les divisions politiques profondes entre défenseurs et détracteurs des collaborateurs vichystes. S’il est également vrai que les Européens d’Algérie ne constituaient pas un bloc monolithique sur le plan social et politique et qu’il existait une différence d’approche dans la réponse à apporter aux revendications du mouvement national algérien, dans les conjonctures de crises et chaque fois que intérêts des Européens semblaient menacés, c’est bien « l’union sacrée » qui l’emporte. Au nom de la défense des intérêts coloniaux, les contradictions qui traversent les différents courants politiques se sont effacées, des communistes à la droite républicaine. Le 8 mai 1945 a été le traumatisme fondateur de l’insurrection nationaliste armée et le crime fédérateur de la classe politique française.

(1) Principale figure du courant assimilationniste qui, après avoir nié l’existence d’une nation algérienne en 36, finira par l’admettre en 43.

L’autre 8 mai 1945 : aux origines oubliées de la violence coloniale en Algérie

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