Démocratie et ethnicité en Israël Comité Action Palestine 15 novembre 2006 Colonialisme sioniste actuel 2 060 vues le 15/11/2006 19:30:00 (759 lectures) Article d’Alain Dieckoff paru à l’automne 1999 dans la revue Sociologie et Société vol XXXI, n°2. L’auteur est directeur de recherche au Centre d’études et de recherches internationales (CNRS) et il est un spécialiste reconnu du système politique israélien. Nos conceptions diffèrent de celles de Dieckoff dans la mesure où il n’appréhende pas d’emblée la situation des palestiniens comme une réalité coloniale et part de la notion de démocratie pour étudier le système politique israélien. Cependant nous avons tenu à publier cet article car Dieckoff a le mérite de pousser à fond la réflexion dans le cadre de sa démarche pour étudier les limites consubstantielles de la « démocratie » israélienne. L’idée démontrée par Dieckhoff de manière rigoureuse dans cet article, en s’appuyant sur un large éventail de dispositifs juridiques et de faits historiques, est que le caractère démocratique d’Israël est contrebalancé par la nature ethnique de cet Etat. Si la nation israélienne peut se prévaloir de reposer sur des élections démocratiques, si elle peut prétendre avoir fait avancer l’égalité juridique en matière de droits civils, politiques et sociaux, en revanche, demeurent ancrés au cœur de l’Etat une discrimination institutionnalisée autorisant la suprématie juive ainsi qu’un traitement différentiel des juifs et des arabes dans l’application des lois. Les lois d’expropriation terrienne corrélées à une stratégie de transfert des palestiniens et à une politique autoritaire vis-à-vis des non expulsés, l’accès différentiel à la citoyenneté pour les juifs (automatique) et pour les arabes (conditionnel), l’absence de ces derniers dans les instances de pouvoir de l’Etat, la discrimination dans l’accès à l’emploi, dans le bénéfice des droits sociaux, tout cela prouve clairement l’essence juive de l’Etat d’Israël, son caractère ethno-national et les contradictions inhérentes à la démocratie israélienne. SOMMAIRE 1. Les arabes en Israël : citoyens et/ou étrangers ? 2. Les contradictions entre démocratie et ethnicité 3. Avancées démocratiques, permanence de l’ethnicité Bibliographie Au nombre des succès que les dirigeants israéliens portent volontiers à leur crédit figurent, en bonne place, le fait d’avoir établi au Proche-Orient la seule véritable démocratie qui ait fonctionné de façon ininterrompue depuis un demi-siècle. Ce sentiment, non dénué d’autosatisfaction, repose certainement sur d’incontestables réalités, et les spécialistes de la démocratie n’ont jamais manqué de ranger Israël parmi les pays démocratiques (Dahl, 1971, p.246 ; Lijphart, 1984, p. 34-45). Que la démocratie israélienne soit vigoureuse, la convocation en mai 1999, pour la quinzième fois depuis 1948, du corps électoral pour choisir 120 députés parmi une trentaine de listes suffit à le prouver. Parallèlement, et pour la seconde fois depuis 1996, les 4,285 millions d’électeurs étaient appelés à élire directement leur Premier ministre. Ces choix ont été effectués à l’issue d’une campagne électorale rythmée par d’intenses débats publics, relayés par une presse libre, sous le contrôle vigilant d’une Cour suprême particulièrement attentive depuis deux décennies au respect des libertés publiques. Le bilan apparaît comme d’autant plus flatteur si l’on tient compte de la situation géopolitique d’Israël dans la région. En effet, cette démocratie a fonctionné bien que le pays ait été entouré pendant des décennies par des États autoritaires avec lesquels il était engagé dans une confrontation totale pendant trente ans (jusqu’en 1979, date de la paix avec l’Égypte). Pourtant, peut-on s’arrêter à ce constat d’une compétition électorale ouverte pour considérer qu’en Israël la citoyenneté constitue à la fois un concept et une pratique « allant de soi »? Quelle place cette appartenance citoyenne a-t-elle dans l’ordonnancement politique d’un État qui se définit officiellement comme « État juif en Terre d’Israël »? Comment cette citoyenneté fonctionne-t-elle dans un État qui comporte une minorité arabe regroupant près du cinquième de la population? 1. LES ARABES EN ISRAËL : CITOYENS ET/OU ÉTRANGERS ? La Loi sur la citoyenneté (souvent traduite de façon erronée comme « loi sur la nationalité ») n’a été adoptée qu’en 1952, quatre ans après la proclamation de l’indépendance de l’État. Elle entra en vigueur alors que deux scrutins législatifs avaient déjà eu lieu (en 1949 et 1951). Le corps politique s’était donc trouvé mobilisé à deux reprises sans que la définition légale du citoyen ait été spécifiée. Ce délai est sans doute largement imputable au fait que les dirigeants israéliens devaient affronter des problèmes autrement prioritaires que la définition du lien citoyen. Après avoir assuré l’indépendance de leur pays à la suite d’une guerre longue et meurtrière, ils durent, dans l’urgence, accueillir une masse impressionnante d’immigrants : entre 1948 et 1951 près de 700 000 Juifs s’installèrent en Israël, ce qui entraîna un doublement de la population et souleva quantité de problèmes d’intégration. Pourtant, il serait certainement erroné de considérer que la promulgation de la Loi sur la citoyenneté en 1952 était uniquement due à l’existence de priorités nationales impérieuses (renforcement de la sécurité de l’État, absorption des immigrants). Il reflétait également les propres incertitudes des dirigeants israéliens quant au contenu qu’il convenait de donner à la citoyenneté dans le nouvel État. Obnubilés, sous le mandat britannique, par leur projet de construction nationale, les leaders sionistes n’avaient guère accordé d’intérêt à cette question dans l’entre-deux-guerres. Pour eux, seule comptait l’édification d’un État juif, non le type de communauté politique qu’il devait organiser. La question ne commença à prendre un tour concret qu’après le vote en novembre 1947 du partage de la Palestine en deux États, l’un juif, l’autre arabe. Les dirigeants juifs qui accueillirent cette résolution avec enthousiasme s’engagèrent à respecter pleinement les droits civils et politiques des 405 000 Arabes qui auraient dû cotoyer les 558 000 Juifs à l’intérieur des frontières de l’État juif telles qu’elles avaient été dessinées par l’ONU. Comment cet État juif, de facto binational, aurait-il mis en oeuvre le droit à l’autodétermination du peuple juif tout en ménageant scrupuleusement les droits de citoyens arabes presque aussi nombreux que la courte majorité juive? Nous n’en saurons rien puisque le déclenchement des hostilités militaires conduisit à un bouleversement démographique majeur avec l’exode de plus de 750 000 Palestiniens arabes de la Palestine mandataire. Du coup, l’État d’Israël se retrouvait, après la signature des accords d’armistice en 1949, dans des frontières élargies, avec une population arabe désormais réduite à 160 000 âmes. Le premier président de l’État d’Israël, Chaïm Weizmann avait déclaré que « le monde jugerait l’État juif à la façon dont il traiterait les Arabes » (Rose, 1986, p.433). Nous pourrions ajouter qu’à travers l’examen des politiques menées par le pouvoir israélien envers la minorité arabe, il est possible de tirer d’utiles renseignements quant au contenu effectif de la citoyenneté, et de façon plus large, quant à la nature même de l’État d’Israël. Les signataires de la déclaration d’indépendance ont proclamé avec force leur adhésion à une citoyenneté à fondement universaliste puisqu’on y lit : « l’État d’Israël assurera la plus complète égalité sociale et politique à tous ses habitants sans distinction de religion, de race ou de sexe[…] nous demandons aux habitants arabes de l’État d’Israël de préserver la paix et de prendre leur part dans l’édification de l’État sur la base d’une égalité complète de droits et de devoirs et d’une juste représentation dans tous les organismes provisoires et permanents de l’État ». Voilà pour les principes. En réalité, les choses se passèrent de façon quelque peu différente. Entre 1949 et 1952, date de l’adoption de La loi sur la citoyenneté, les débats furent vifs au sein du parti dominant au pouvoir, le Mapai (parti des travailleurs d’Eretz Israël), quant au sort qu’il convenait de réserver aux résidents arabes présents sur le territoire israélien. Deux courants nationalistes s’y affrontaient : les modérés et les intransigeants (Kafkafi, 1998). Si les deux « écoles » partageaient la même adhésion idéologique au sionisme et à ses objectifs (rassemblement des Juifs de diaspora en Israël, développement de la présence juive sur le terrain…), elles divergeaient quant à l’évaluation des conditions favorables à la réalisation du sionisme. Pour les premiers — représentés par le ministre des Affaires étrangères, Moshé Sharett, ou le secrétaire général du syndicat Histadrout, Pinhas Lavon –, il était dans l’intérêt d’Israël d’adopter une ligne politique conciliante tant vis-à-vis des États arabes voisins que des Arabes demeurant sur le territoire israélien. A l’inverse, les seconds — représentés par une pléiade « d’experts en affaires arabes » (Yehoshua Palmon, Uri Lubrani, etc.) et par des responsables de l’armée ayant l’oreille du Premier ministre, David Ben Gourion — penchaient pour une ligne dure, seule susceptible à leurs yeux d’imposer Israël comme fait politique incontournable dans la région. Le courant activiste donna, incontestablement, le la. À l’évidence, nombre d’Arabes qui se trouvaient désormais sous juridiction israélienne étaient hostiles au sionisme et avaient combattu, les armes à la main, le projet de création d’un État juif. En même temps, cette minorité arabe constituée d’une population largement rurale, privée d’élites (car elles avaient pour la plupart gagné les pays arabes voisins) se résigna assez vite à son nouveau statut et admit que son destin se jouait désormais à l’intérieur de l’État d’Israël. Pourtant, les Arabes furent considérés collectivement, dans une logique étroitement sécuritaire, comme une cinquième colonne. Traités en ennemis, et non comme de futurs concitoyens, ils furent soumis à toute une série de mesures coercitives. La plus violente fut l’expulsion par la force, après la fin de la guerre et jusqu’en 1951, de 20 à 30 000 Arabes habitant les zones frontalières vers la Syrie, la Jordanie ou la bande de Gaza. Ce nettoyage des frontières était officiellement motivé par des raisons de sécurité (éviter que les villages arabes ne deviennent des points d’appui éventuels en cas d’offensive arabe) mais la perspective de réduire le nombre d’Arabes au sein de l’État d’Israël était présente dans l’esprit de nombreux décideurs (Morris, 1987). Il ne pouvait d’ailleurs en être guère autrement puisque des responsables de haut rang tant civils (Ben Gourion) que militaires (Moshé Dayan) avaient prôné le transfert, si possible volontaire, mais éventuellement forcé, des Arabes hors des frontières de l’État (Morris, 1998). L’écho que rencontra cette idée du transfert dans le courant activiste est, nous semble-t-il, le reflet de l’aporie majeure du sionisme : son extrême difficulté à prendre en compte l’existence de l’Autre (arabe) qui préexistait à son projet de reconstruction nationale. Comme projet politique, le sionisme n’a guère laissé de place à l’altérité, il n’a su ni penser, ni intégrer dans sa pratique la différence ethno-nationale. Dans ce contexte, la tentation de se débarrasser de cet Autre en le transférant ailleurs ne pouvait qu’être forte. En déclarant « je ne suis pas disposé à accepter même un Arabe supplémentaire [car] je veux qu’Israël soit totalement juif » (Scheffer, 1996, p.484), le député Eliahu Carmeli ne faisait qu’exprimer en 1949, de façon extrême, l’impossibilité d’aménager une place à l’Autre. Ce fait découle logiquement d’une perception réductrice de l’État d’Israël comme grande communauté juive, et non comme un État coiffant une société où résident des Juifs (mais pas nécessairement qu’eux). Or, alors que les communautés juives de diaspora fonctionnent, dans un contexte minoritaire, comme des structures volontaires ne rassemblant, par définition, que des Juifs, l’État est une institution rationnelle fonctionnant sur une base territoriale et qui a juridiction sur l’ensemble de la population quelles que soient ses origines ethniques, religieuses… À l’évidence, les implications de ce passage de l’autonomie des communautés à la souveraineté étatique échappaient à certains dirigeants du jeune État, et non des moindres. Ben Gourion avouait ainsi qu’il ne voyait rien de moralement, ni de politiquement répréhensible à envisager le transfert de la minorité arabe puisque les « droits de l’État avaient préséance sur ceux des individus » comme la Hongrie et la Roumanie l’avaient montré en expulsant certains de leurs citoyens (Kafkafi, 1998, p. 353). La référence à deux pays d’Europe orientale qui étaient loin d’être des parangons de démocratie est hautement significative. Elle atteste que nombre de dirigeants sionistes qui venaient précisément de la zone russo-polonaise avaient une familiarité, d’ailleurs douloureuse, avec des États autoritaires, fondés sur un nationalisme ethnique souvent exclusiviste (Sternhell, 1996). De ce fait, ils étaient plus accoutumés aux logiques d’exclusion — dont les Juifs étaient d’ailleurs fréquemment les victimes toutes désignées — qu’aux pratiques d’inclusion, en particulier par le biais d’une citoyenneté de nature universaliste. Si le recours à l’éviction pure et simple des Arabes hors du territoire israélien fut limité, comme nous l’avons dit, aux zones frontalières durant la période de fondation de l’État, deux autres méthodes furent employées, à l’instigation du cercle des activistes nationalistes, envers l’ensemble de la population arabe : l’imposition d’un gouvernement militaire et l’expropriation des terres (Dieckhoff, 1993). L’administration militaire fut imposée aux Arabes en octobre 1948 « pour raison de sécurité ». Elle instaurait un système de contrôle général qui limitait strictement l’exercice des libertés publiques de tous les Arabes, et non pas seulement de ceux soupçonnés d’activités hostiles. Restrictions sévères des déplacements, assignations à résidence, détentions administratives — soumises à un contrôle judiciaire minimal –, censure de la presse arabe furent fréquentes durant cette période tandis que la liberté d’association politique était soumise à d’innombrables contraintes. Les possibilités d’expression politique des Arabes étaient d’ailleurs d’autant plus limitées qu’à l’exception d’une petite formation de gauche (Mapam), les partis sionistes, y compris le Parti travailliste de Ben Gourion, étaient tout simplement fermés aux adhérents arabes. Pas étonnant dans ces conditions que beaucoup d’Arabes se soient reconnus dans le Parti communiste, seule formation ouvertement binationale, qui prônait la transformation de l’État d’Israël en une collectivité de citoyens (Greilsammer, 1978). Si certaines mesures appliquées à la population arabe répondaient à de réels impératifs de sécurité comme la prévention de l’espionnage, la lutte contre le terrorisme, etc, leur application généralisée sur une longue période (le gouvernement militaire ne fut définitivement supprimé qu’en 1966), en faisaient autant d’éléments d’un véritable système de mise en subordination (Lustick,1980). Dans le domaine foncier, les Arabes d’Israël furent soumis dès 1948 à toute une kyrielle de lois qui conduisirent à un transfert massif de la propriété (Kretzmer, 1990, p. 49-76). En tant qu’État successeur, Israël prit possession de toutes les terres publiques et de celles considérées comme sans maître, mais un tiers des terres restaient légalement la propriété privée d’Arabes. Une législation appropriée y mit rapidement un terme : non seulement toutes les terres et immeubles des Palestiniens réfugiés dans les pays arabes voisins furent progressivement transférés à l’État, mais il en alla de même pour la moitié des terres appartenant à des Arabes israéliens qui furent considérés, pour la moitié d’entre eux, comme « présents-absents »[1] en vertu de la Loi sur les absents de 1950. Cette fiction juridique proprement orwéllienne signifiait que bien que présents physiquement sur le territoire israélien ces Arabes étaient considérés comme « des propriétaires absents » parce qu’ils s’étaient trouvés à un moment ou à un autre, après le 29 novembre 1947 (date de la résolution de l’ONU sur le partage de la Palestine mandataire), dans une zone contrôlée par des forces hostiles à Israël. Cette législation d’exception en vigueur jusqu’à la fin des années 1950 conduisit à la réduction drastique de la propriété arabe qui ne couvre plus aujourd’hui que 3,5 % de la surface du pays tandis que l’État en contrôle désormais fermement 93 % (le reste appartient à des particuliers juifs). Dans le domaine foncier, il est clair que les Arabes d’Israël n’ont guère été mieux traités que leurs frères réfugiés au Liban ou en Syrie et leur citoyenneté ne leur fut, en l’occurence, d’aucun secours. L’État les considéra d’abord, non comme des citoyens israéliens dont il fallait avant tout respecter les droits, mais comme des Arabes palestiniens, membres d’un groupe ethno-national qu’il convenait de transformer en minorité dominée. L’octroi de la citoyenneté aux Arabes demeurés sur le territoire israélien n’alla d’ailleurs pas sans mal. Ben Gourion, fidèle à son inflexibilité coutumière, était partisan de restreindre au maximum l’accès à la citoyenneté des Arabes qu’il soupçonnait de déloyauté générale envers l’État. Le projet de loi initial mentionnait des conditions très restrictives qui auraient exclu deux tiers des Arabes du droit d’obtenir automatiquement la citoyenneté israélienne et en auraient fait des étrangers permanents…dans le pays qui les avait vu naître. Sur ce dossier, le courant nationaliste modéré finit par l’emporter, et la loi de 1952 accorda la citoyenneté quasi-automatique aux Arabes d’Israël. Ce succès, non négligeable, doit être mis à l’actif des « libéraux », et en premier lieu de Moshé Sharett. Toutefois, ces derniers n’obtinrent ni l’abolition immédiate du gouvernement militaire, ni la restitution des propriétés aux personnes déplacées (« présents-absents »). À quoi attribuer ces échecs? Sans doute à l’opposition tenace de l’appareil militaire et de l’homme fort du pays, Ben Gourion, à toute « faiblesse » excessive envers les Arabes d’Israël. Plus profondément, l’insuccès des modérés était lié à leurs propres amiguïtés. Leur opposition se situait en effet à l’intérieur du consensus sioniste. Ils adhéraient totalement à l’idée de créer un État juif et, pour en consolider l’assise, ils n’étaient pas hostiles à certaines mesures qui furent adoptées dans l’immédiat après-guerre, comme le refus du rapatriement des réfugiés palestiniens ou la destruction des villages abandonnés afin d’empêcher leur retour. Leur divergence avec les tenants de la ligne activiste venait de leur volonté de favoriser au maximum l’intégration socio-politique des Arabes présents sur le territoire israélien (d’où leur souhait de supprimer le gouvernement militaire ou leur désir de voir les Arabes admis comme membres du syndicat Histadrout — ce sera chose faite en 1965). Cette aspiration à hâter l’insertion des Arabes dans la société israélienne n’était toutefois pas uniquement contrariée par l’intransigeance de Ben Gourion et de ses alliés, elle était aussi entravée par la nature bicéphale de l’État comme État juif et démocratique. 2. LES CONTRADICTIONS ENTRE DÉMOCRATIE ET ETHNICITÉ La loi de 1952 qui fixe les conditions d’octroi de la citoyenneté israélienne établit une distinction majeure entre l’acquisition de la citoyenneté par les Juifs et par les non-Juifs, essentiellement les Arabes (Klein, 1977). Les premiers bénéficient d’un droit automatique à la citoyenneté qui découle directement de La loi du retour de 1950 qui acccorde à tout Juif le droit d’immigrer en Israël. L’acquisition de la citoyenneté est dans ce cas inconditionnel, l’État ne pouvant s’y opposer que dans des cas très limités, lorsque le droit au retour — c’est-à-dire la liberté d’immigration absolue réservée aux Juifs — ne s’applique pas (danger pour la santé et la sécurité publiques, passé criminel). Cet automatisme dans l’attribution de la citoyenneté est la manifestation la plus éclatante du caractère juif de l’État d’Israël. Quant aux Arabes, ils ont obtenu la citoyenneté sur un fondement juridique différent : celui de leur résidence sur le territoire israélien. L’octroi de la citoyenneté était soumis à des conditions restrictives puisqu’on exigeait une présence ininterrompue sur le territoire devenu israélien, entre le 14 mai 1948 et l’entrée en vigueur de la loi. Ne pouvaient donc obtenir la citoyenneté israélienne ni les centaines de milliers de réfugiés palestiniens qui avaient fui dans les pays arabes voisins (mais qui bénéficiaient de la citoyenneté palestinienne sous le mandat britannique), ni plusieurs milliers d’Arabes qui s’étaient réfugiés provisoirement dans des pays limitrophes avant de revenir dans ce qui était devenu Israël [2]. Contrairement aux Juifs, les Arabes ont donc bénéficié, à l’origine, d’un droit conditionnel à la citoyenneté. Ces voies différentes dans l’attribution de la citoyenneté laissent d’emblée entrevoir que derrière la citoyenneté de nature universaliste une dynamique différente, de nature particulariste, est subrepticement à l’oeuvre : elle est d’ordre ethno-nationale[3]. L’ethnicité, entendue ici comme la reconnaissance d’identités collectives fondées sur une parenté commune (réelle ou imaginaire), une mémoire historique partagée et des référents culturels similaires, fait l’objet d’une véritable institutionnalisation de la part de l’État qui est obligé de recourir à une catégorisation ethnique afin de pouvoir opérer une distinction entre Juifs et non-Juifs, indispensable à leur gestion différenciée. Ce processus d’identification s’opère par le biais de la catégorie « leom » (nationalité, au sens d’affiliation ethnique) qui figure sur les registres d’état-civil et les cartes d’identité. Il n’y a donc pas, en Israël, de pure citoyenneté « abstraite » puisque chaque individu est tenu d’avoir parallèlement une nationalité. La population israélienne est ainsi répartie en trois nationalités principales : juive (80 %), arabe (17 %) et druze (groupe hétérodoxe de l’Islam, 1,5 %). Trois points méritent d’être précisés en ce qui concerne la catégorisation ethnique de la population. D’une part, cette ethnicité, prescrite et administrée par l’État, se veut « objective » c’est-à-dire que le choix de l’identité ethno-nationale n’est pas libre. Ainsi n’est reconnu comme juif par l’État que celui qui est né de mère juive ou qui s’est converti au judaïsme et n’appartient pas à une autre religion (Catane, 1972) [4]. Cette définition de la judéité correspond presque entièrement à la formulation de la loi religieuse, ce qui marque une réelle congruence entre ethnicité et appartenance religieuse. Par ailleurs, un individu juif ne saurait réclamer une autre identité ethnique que celle de Juif. Dans un arrêt célèbre de 1972, la Cour Suprême décida qu’un Juif ne pouvait se prévaloir de l’appartenance à un groupe ethnique israélien car une telle identité n’existe pas d’un point de vue légal (Klein, 1977). En second lieu, la logique du « leom » est bien de nature ethnique et non religieuse, et en cela elle ne saurait être ramenée à une simple actualisation du système du millet. Ce dernier avait fonctionné dans l’Empire ottoman et accordait une très large autonomie interne à trois minorités non-musulmanes (Grecs orthodoxes, Arméniens, Juifs). Le principe de tolérance ainsi mis en oeuvre reposait sur la reconnaissance de communautés religieuses qui obtenaient entre autres le monopole sur le statut personnel (en particulier le droit matrimonial). Dans l’ensemble du Moyen-Orient, en Israël comme ailleurs, la gestion de ce statut personnel continue de reposer sur les communautés religieuses — ce qui explique qu’il n’y ait pas de mariage civil. Toutefois, la classification en terme de « leom » n’est pas de même nature. Sans doute, l’adoption du critère religieux pour définir l’identité ethno-nationale juive entretient les confusions mais le fait que l’État ait retenu la catégorie « arabe » (regroupant les confessions musulmane et chrétienne) et créé celle de « druze » (alors que l’appartenance druze avait toujours été subsumée sous celle, générique, d’Arabe) montre bel et bien que la taxinomie retenue est fondée sur l’ethnicité. Enfin, troisième point : autant l’ethnicité est ouvertement revendiquée pour permettre d’isoler, dans l’ensemble des citoyens, les Juifs des autres groupes (Arabes, Druzes), autant elle est explicitement récusée par l’État dès lors qu’il s’agit d’introduire des distinctions à l’intérieur du groupe juif. Le postulat central du sionisme étant l’unité du peuple juif à travers le monde, l’État rejette comme non pertinents les clivages ethno-culturels au sein de la population juive (Ashkénazes/Sépharades ; Marocains/ Russes etc.). Bien que réfutée idéologiquement et dépourvue de portée légale, cette ethnicité intra-juive n’en produit pas moins de puissants effets sociaux comme l’atteste le succès croissant de partis ethniques juifs comme le Shas chez les Sépharades et Israël ba-Aliyah chez les « Russes » (Smooha, 1999). Si l’assignation d’identité ethnique revêt une pareille importance, c’est parce qu’elle confère des droits non négligeables. Outre l’obtention automatique de la citoyenneté, le nouvel immigrant en vertu de la Loi du retour[5] bénéficie lors des premières années de son installation de larges exemptions fiscales et d’emprunts à taux préférentiel. Une partie de ces aides est versée, non par l’État, mais par l’Agence juive, organe dépendant d’une institution internationale, l’Organisation sioniste mondiale, dont la vocation est de faciliter l’immigration des Juifs de diaspora. De façon significative, l’Agence juive est désignée, avec deux autres organisations internationales (le Keren Hayessod qui collecte les fonds dans la diaspora juive et le Fonds national juif chargé de l’achat des terres), comme « institution nationale », cette expression désignant une institution ayant vocation à servir les seuls intérêts des Juifs en Israël. L’Agence juive ne se contente pas de fournir des aides multiformes aux nouveaux immigrants. Elle crée des villages pour les Juifs, paye le raccordement aux réseaux électrique et de l’eau, encourage le développement de l’agriculture et de l’industrie. Si on peut considérer comme normal que l’Agence juive, dont les fonds proviennent des contributions volontaires des Juifs de diaspora, s’emploie à améliorer le sort des seuls Juifs, il est clair toutefois que cette intervention unilatérale, effectuée dans le cadre d’une convention avec de l’État, accroît les disparités avec les 850 000 citoyens arabes. De plus, par l’entremise de ces institutions nationales — organisations volontaires financées par la diaspora –, l’État bénéficie d’un moyen idéal de privilégier les Juifs tout en ne violant pas officiellement l’égalité entre les citoyens puisqu’il n’intervient pas directement. Ainsi en est-il avec le Fonds national juif qui gère 19 % des terres en Israël, en particulier, fait significatif, les « terres abandonnées » — appartenant aux Arabes ayant fui la Palestine ou déclarés « absents ». Ces terres sont régies par un rigoureux principe d’incessibilité : non seulement ces terres, « propriété perpétuelle du peuple juif » ne sauraient être vendues à un particulier, mais elles ne peuvent même pas être louées à un non-Juif, fût-il citoyen de l’État d’Israël (Dieckhoff, 1995). Le fonctionnement des « institutions nationales » donne une bonne indication de la façon dont s’opère une discrimination insidieuse. Rarement explicite, la discrimination structurelle dont sont victimes les Arabes est la plupart du temps indirecte et voilée (Kretzmer, 1990). Ainsi, jusqu’en 1997, les familles juives percevaient des allocations familiales proportionnellement plus élevées par enfant que les familles arabes. Le critère choisi n’était pas explicitement ethnique, il était simplement précisé que les « familles de soldats » obtenaient des compléments d’allocations. Or, étant donné que les Arabes ne sont pas appelés sous les drapeaux, ils se voyaient ipso facto exclus du bénéfice de ces aides. Sans doute, la logique ethnique n’est pas totale : les Druzes et les Circassiens, les deux seules communautés non-juives à devoir envoyer leurs enfants à l’armée, ainsi que les volontaires bédouins, obtenaient aussi ces allocations supplémentaires. Mais le référent ethnique est bien sous-jacent. La preuve en est fournie par le sort réservé aux Juifs ultra-orthodoxes. N’effectuant pas leur service militaire, ils auraient dû théoriquement être privés de cette manne. En fait, ils la reçurent. D’abord, parce qu’ils furent traités de facto par l’État comme d’anciens conscrits puis, par la suite, parce que les étudiants des institutions religieuses obtinrent les mêmes avantages que les anciens militaires. Cette discrimination dissimulée se retrouve dans les pratiques d’aménagement du territoire, de distribution des aides publiques. Les zones défavorisées auxquelles l’État verse des subventions spécifiques pour encourager le développement économique ont ainsi été dessinées de telle sorte qu’elles n’incluent aucun village arabe. Quant aux fonds gouvernementaux alloués aux municipalités, ils sont proportionnellement plus importants pour les villes juives que pour leurs homologues arabes. Même les quotas d’eau pour l’irrigation sont plus élevés pour les kibboutzim que pour les villages arabes voisins. Ce florilège qui pourrait être rallongé montre que l’existence d’une citoyenneté partagée ne constitue pas une garantie quant au traitement égalitaire des citoyens. En cela, la « citoyenneté à l’israélienne » rompt clairement avec le principe majeur de la citoyenneté démocratique qui consiste à octroyer « un statut juridique conférant des droits et des obligations vis-à-vis de la collectivité politique » (Leca, 1983) aux citoyens sans tenir compte de leurs appartenances particulières. En l’occurence, la logique ethnique permet d’accorder, dans certains domaines, un traitement préférentiel au groupe majoritaire, « propriétaire » de l’État, et de contourner ainsi la logique citoyenne à fondement égalitaire. Ce favoritisme institutionnalisé ne doit pas être confondu avec les politiques d’affirmative action. Alors que ces dernières ont pour objectif de permettre à des groupes ethniques minoritaires et défavorisés d’accéder à une réelle égalité en leur octroyant des facilités diverses et en leur permettant de se prévaloir de droits spécifiques, les avantages dont bénéficient la majorité juive en Israël ont pour objectif de maintenir sa suprématie, non de la résorber. En aménageant une place privilégiée au groupe ethno-national juif tout en octroyant la citoyenneté sur une base inclusive, Israël apparaît comme une démocratie d’un genre spécifique que Sammy Smooha a proposé d’appeler « démocratie ethnique » (Smooha, 1990). Cette qualification correspond bien à la nature duelle de l’État d’Israël où la souveraineté politique appartient à l’ensemble des citoyens (Juifs et Arabes) mais où l’État appartient, non à une nation israélienne — qui regrouperait tous les citoyens israéliens –, mais à la nation juive. Un tel alliage fait des démocraties ethniques des ensembles politiques traversés par des contradictions récurrentes entre égalité citoyenne formelle et prépondérance du groupe ethno-national associé à l’État [6]. En fait, si l’asymétrie entre la majorité et les minorités peut se réduire, la persistance du référent ethnique maintient une différenciation structurelle entre citoyens qui empêche la pleine égalité de se réaliser. Ce constat se vérifie bien dans le cas israélien où l’égalisation juridique des conditions entre individus juifs et arabes a progressé au cours des dernières décennies sans pour autant que le système asymétrique n’ait été fondamentalement remis en cause dans sa structure profonde. 3. AVANCÉES DÉMOCRATIQUES, PERMANENCE DE L’ETHNICITÉ Cette oscillation est repérable dans les trois champs de la citoyenneté isolés par T.H. Marshall (1977) en ce qui concerne la minorité arabe en Israël. Dans le domaine des droits civils, la tendance globale a été à une égalisation des conditions entre Juifs et Arabes depuis l’abolition définitive du gouvernement militaire en 1966. Les libertés publiques (de déplacement, d’expression, d’organisation etc.) sont respectées et garanties par les tribunaux. Les Arabes sont désormais membres à part entière du syndicat Histadrout dont le département arabe a été supprimé en 1992. À la même date, le poste de conseiller aux affaires arabes, rattaché au Premier ministre, qui fleurait un peu trop le paternalisme colonial, a été supprimé [7]. La pratique religieuse est libre, l’État versant même des salaires aux ministres des cultes et distribuant des fonds publics pour l’entretien des églises et mosquées. Les différentes communautés religieuses bénéficient d’une très large autonomie et d’une compétence de juridiction exclusive en matière de statut personnel (mariage, divorce). Remarquons que la reconnaissance de droits de nature communautaire est parfaitement en consonnance avec la nature sioniste de l’État : si l’État d’Israël est celui d’un groupe national particulier (celui des Juifs), il est naturel que les minorités ethno-nationales qui, par définition, ne pourront jamais s’y identifier totalement bénéficient de droits religieux et culturels collectifs qui leur permettront de préserver leur identité spécifique. Une différence notable subsiste néanmoins dans le maintien de l’ordre public : la répression policière a tendance à être plus vigoureuse lorsqu’il s’agit de mettre un terme aux manifestations dans le secteur arabe. Le 30 mars 1976, une protestation contre la confiscation des terres en Galilée s’acheva tragiquement par la mort de six Arabes lors d’échauffourées avec les forces de l’ordre. De telles extrémités ne se sont plus de mise aujourd’hui. Néanmoins, en tirant, fin septembre 1998, des balles en caoutchouc pour disperser une marche de protestation arabe, alors que ce type de projectile n’a jamais été utilisé à ma connaissance contre des manifestants juifs mais a été par contre abondamment employé contre les Palestiniens pendant l’Intifada, la police soulignait, fût-ce involontairement, que les Arabes n’étaient pas traités avec le même égard que leurs concitoyens juifs [8]. Dans le domaine de la citoyenneté politique, si le droit de vote a été accordé dès le départ aux Arabes, l’expression politique a été, elle, fortement bridée durant les deux premières décennies puisque, sous couvert d’impératifs de sécurité, des formations politiques ont été interdites tandis que des publications voyaient leur parution suspendue. Dans les années 1970, ces restrictions avaient disparu tandis que l’intégration politique des Arabes avait progressé : à compter de 1973 les citoyens arabes purent ainsi adhérer au Parti travailliste qui, jusqu’alors, n’accueillait que des Juifs. Une citoyenneté authentique ne se limite toutefois pas au droit de participer aux processus électifs et aux organisations politiques, elle passe aussi par des possibilités réelles de prendre part à l’exercice du pouvoir politique. Or, sur ce plan, il reste un chemin considérable à parcourir. Si, dans le cadre municipal, maires et conseillers sont nombreux dans les localités arabes, au niveau de l’État, la présence arabe est extrêmement modeste. Le constat amer du romancier David Grossman est sans appel : « il n’y jamais eu un ministre arabe dans le cabinet israélien […] en 1989, sur les 1 310 postes de hauts fonctionnaires au gouvernement et dans ses organismes associés, seulement 17 étaient occupés par des Arabes […] parmi les médecins employés par la caisse de maladie, 2 % étaient arabes » (Grossman, 1993, p. 140). Si des représentants de partis arabes siègent à la Knesset, ils ne furent inclus qu’une seule fois, entre 1992 et 1996, dans une majorité parlementaire, celle qui soutint le gouvernement Rabin. Ce fut d’ailleurs une raison suffisante pour que la droite nationaliste représentée par le Likoud dénonce sans relâche un gouvernement « privé de majorité juive » (puisque sa survie parlementaire dépendait de l’appui de cinq députés « arabes [9] »). La règle démocratique qui veut que tous les parlementaires soient des représentants égaux de la nation se trouve ici contestée par l’ethnicité et une distinction est, de fait, introduite entre la communauté politique légale (regroupant tous les citoyens) et la communauté politique légitime (restreinte aux Juifs). Cette différenciation est la conséquence de la dualité structurelle de l’État d’Israël comme État juif et démocratique qui instaure deux espaces référentiels concurrents, celui de l’appartenance ethno-nationale et celui de la citoyenneté. La judéité de l’État qui a une véritable valeur constitutionnelle [10] pourrait d’ailleurs, en principe, entraver la liberté politique en milieu arabe. En effet, si un parti se présentait au suffrage des électeurs en exigeant explicitement la désionisation de l’État (ce qui passerait, par exemple, par l’abrogation de la Loi du retour), il serait disqualifié. Il en serait de même s’il réclamait la transformation d’Israël en État binational, judéo-arabe. Pour l’heure, les « ambiguïtés constructives » des partis arabes comme l’interprétation souple des dispositions légales par la Cour suprême ont évité les disqualifications intempestives, mais le risque de voir le jeu démocratique contrecarré en invoquant l’atteinte au caractère juif de l’État demeure. Restent les droits sociaux (à la santé, à l’éducation etc.). Là aussi la tendance est allée au fil du temps vers un rapprochement des droits entre citoyens juifs et arabes. Ainsi, comme nous l’avons dit, les allocations sociales complémentaires ne sont plus réservées, depuis 1997, aux familles de soldats. Le gouvernement a aussi renoncé il y a quelques années à utiliser le critère du service militaire pour instaurer des droits universitaires différents. Toutefois, ces avancées réelles ne doivent pas masquer la persistance d’inégalités réelles. Ainsi, dans le domaine éducatif, le système scolaire juif continue de bénéficier de ressources budgétaires bien plus importantes que les écoles arabes, ce qui maintient une différence qualitative persistante (Al-Haj, 1995). En ce qui concerne les aides sociales, elles ne sont pas distribuées de façon égale parmi la population, les autorités publiques ayant la fâcheuse habitude de mettre en oeuvre de façon imparfaite les dispositions sociales dans le secteur arabe (Haidar, 1991). Autrement dit, elles ne mettent pas systématiquement en oeuvre une autorité « légale-rationnelle » pour traiter de façon impersonnelle les administrés en fonction de règles de nature universelle ; leur action est souvent guidée par des motivations affectives qui les amènent à agir prioritairement au profit du groupe juif. Enfin, pour l’accès à l’emploi, les citoyens arabes sont clairement défavorisés dans les domaines réputés « sensibles » comme l’aéronautique et l’électronique. Ces secteurs d’activité, très liés à l’industrie d’armement, leur sont très largement fermés, les emplois étant réservés aux citoyens ayant rempli leurs obligations militaires. L’existence d’une discrimination institutionnelle est rarement niée frontalement, mais elle est souvent rationnalisée par le recours à un argument qui en dit long sur l’aporie de la citoyenneté en Israël. Ainsi, il est incontestable que, globalement, le niveau éducatif des Arabes se soit amélioré depuis un demi-siècle permettant la formation d’une intelligentsia dynamique et active. Il est vrai aussi que le taux de scolarisation des Arabes en Israël est bien meilleur que celui de leurs « frères » en Jordanie ou en Égypte. Certains jugent dès lors que les Arabes ont largement bénéficié de la modernisation socio-économique (Landau, 1993) qui a accompagné leur insertion dans la société israélienne comparativement à ceux qui ont vécu au sein des États arabes voisins, et que les pratiques discriminatoires actuelles ne sont que des phénomènes marginaux. Un tel constat est irrecevable dans la mesure où, dans la logique de la citoyenneté démocratique, les seules comparaisons pertinentes sont celles qui sont effectuées entre membres du même corps politique : il convient donc d’évaluer la situation des Arabes israéliens par rapport à leurs concitoyens juifs, non par rapport à leur « parentèle ethnique » au-delà des frontières. Que ce type de comparaison soit pourtant ainsi fait spontanément, dans l’opinion publique juive en Israël, montre la prégnance du référent ethno-culturel et les déficiences dans l’appréhension de la citoyenneté. Que cette idée de citoyenneté demeure dans le fond incertaine et, partant relativisée, tient encore une fois à la nature même de l’État d’Israël comme État du peuple juif. Cette définition implique en effet que l’État est celui d’une collectivité transnationale dont seulement un tiers des membres sont des citoyens israéliens, les deux autres tiers demeurant en diaspora. Autrement dit, Israël est l’État des Juifs qui y ont immigré (citoyens effectifs) et, virtuellement, celui des Juifs de diaspora qui, bien que possédant déjà la citoyenneté des pays où ils résident, sont autant de citoyens potentiels de l’État. A contrario, l’État d’Israël n’est pas juridiquement l’État de ses citoyens arabes. Lors des débats sur l’amendement à la Loi fondamentale en 1985, la proposition de définir Israël « comme l’État du peuple juif et de ses citoyens arabes » a été clairement rejetée par le Parlement. Dans un tel contexte où l’État « appartient » tout à la fois à certains qui n’en sont pas citoyens tandis que d’autres qui bénéficient des droits de citoyenneté demeurent irrémédiablement extérieurs à cet État (dont ils doivent pourtant reconnaître la légitimité et scrupuleusement respecter les lois), la notion de citoyenneté, comme statut juridique uniforme conférant des droits et des devoirs et instituant une communauté politique d’égaux sur une base territoriale, devient nécessairement floue. Cette citoyenneté insaisissable découle de la dualité structurelle de l’État d’Israël, laquelle n’est pas, contrairement à l’affirmation du président de la Cour Suprême, exempte de tensions. Meir Shamgar, qui était alors à la tête de la plus haute institution judiciaire israélienne, avait dans un arrêt fameux affirmé que « l’existence de l’État d’Israël comme État du peuple juif ne met pas en cause sa nature démocratique, de même que la francité de la France ne remet pas en question sa nature démocratique » (Neiman, 1988, p. 189). L’analogie est malencontreuse dans la mesure où judéité et francité n’ont pas du tout le même statut : la première a une véritable force légale qui influe profondément sur l’organisation de l’État et entraîne toute une série de conséquences juridiques dans la distribution des droits ; la seconde constitue simplement une réalité sociologique (langue partagée, legs historique commun etc.) qui n’a aucune implication quant à la place des individus à l’intérieur de la société. Alors que dans une démocratie républicaine comme la France, la francité est purement descriptive, dans une démocratie ethnique, la judéité est éminemment normative (Dieckhoff, 1999). Par conséquent, alors que dans le cas français la démocratie fonctionne en étant aveugle aux appartenances ethno-culturelles particulières (du moins d’un point de vue légal), dans le cas israélien, les principes démocratiques butent constamment sur la logique ethnique. Ces tensions ne sont pas près de disparaître dans la mesure où la « dé-ethnicisation » de l’État d’Israël, c’est-à-dire sa transformation en État de ses citoyens, n’est pas pour demain. Cette demande avancée par certains hommes politiques arabes et l’extrême-gauche juive n’a, à l’heure actuelle, aucune chance d’être honorée parce que l’écrasante majorité de la population juive est attachée à la spécificité juive de l’État. Même l’évolution d’Israël vers une démocratie consociationnelle où l’État central gèrerait, de façon impartiale, un authentique pluralisme culturel tout en aménageant une place plus grande aux droits individuels, paraît fort problématique. Une récente enquête a montré que seuls 8,1 % des Juifs souhaitent la mise en place d’une démocratie consociationnelle où un État neutre traiterait les Arabes comme un groupe national, à parité avec les Juifs. Par contre, 71,5 % des personnes interrogées sont favorables à une démocratie ethnique améliorée, l’État conservant sa spécificité juive tandis que les Arabes bénéficieraient, en plus d’une meilleure protection de leurs droits individuels, d’une autonomie plus large (éducative, religieuse, culturelle). Cette option est celle qui correspond aux évolutions perceptibles au cours de la dernière décennie. D’un côté, l’État a procédé à des ajustements pour que les droits (civils, politiques, sociaux) des Arabes soient davantage alignés sur ceux des Juifs et pour que les discriminations les plus criantes soient révoquées. D’un autre côté, le système de traitement préférentiel n’a pas été été remis en cause dans son économie générale. Rééquilibrage de la citoyenneté donc, avec maintien de l’asymétrie structurelle : ce double mouvement continuera de rythmer l’État d’Israël dans les années à venir. BIBLIOGRAPHIE AL-HAJ, Majid (1995), Education, Empowerment and Control : The Case of the Arabs in Israel , Albany, State University of New York. CATANE, Moshé (1972), Qui est juif?, Paris, Robert Laffont. DAHL, Robert (1971), Polyarchy, Participation and Observation , New Haven, Yale University Press. DIECKHOFF, Alain (1999), « L’ethno-démocratie israélienne », in Christophe JAFFELOT, Démocraties d’ailleurs. Démocraties et démocratisations hors d’Occident , Paris, Karthala, à paraître. 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Nokhehim nifkadim (Présents-absents), tel est d’ailleurs le titre original du livre du romancier israélien David GROSSMAN dans lequel il a rassemblé les témoignages de ses rencontres avec les Palestiniens d’Israël. Traduit en anglais dans GROSSMAN (1993). 2. Le sort de ces résidents privés de la citoyenneté israélienne ne sera définitivement réglé qu’en 1980, date à laquelle ils devinrent des nationaux israéliens. 3. Deux autres modes d’acquisition de la citoyenneté méritent d’être évoqués brièvement. Le premier qui a gagné en importance au fur et à mesure que l’État d’Israël se consolidait est l’acquisition par la naissance : tout enfant né d’un père ou d’une mère israélien sera Israélien. Cette règle s’applique pour les naissances en Israël mais aussi à l’étranger : le jus sanguinis joue ici à plein. À l’inverse, le jus soli n’intervient que de façon très marginale à travers l’autre modalité d’octroi de la citoyenneté, la naturalisation. Cette procédure complexe, qui concerne un nombre limité de non-Juifs soucieux d’obtenir la citoyenneté, suppose une période de résidence minimale mais comporte surtout deux conditions extrêmement révélatrices : la connaissance de la langue hébraïque et la renonciation à la nationalité antérieure. En outre, le requérant est tenu de signer une déclaration de loyauté envers l’État d’Israël. Ces dispositions précises et strictes contrastent fortement avec la libéralité avec laquelle la citoyenneté est accordée par la voie du retour. Dans ce cas, la double nationalité est parfaitement tolérée et l’ignorance totale de l’hébreu ne constitue pas un obstacle à l’acquisition de la citoyenneté. Quant à la fidélité à l’État, elle est comme contenue implicitement dans l’acte d’immigration lui-même. 4. Dans les cas, de plus en plus fréquents, de personnes dont seul le père est juif, elles sont enregistrées sous leur « nationalité de passeport » : russe, française, canadienne etc. La nationalité, au sens de l’appartenance officielle à un État donné, se transforme donc pour eux en nationalité au sens ethnique. Les intéressés ont également la possibilité de laisser cette rubrique en blanc, ce qui signifie que leur nationalité est indéterminée. 5. En 1970, le droit au retour a été élargi à certains proches non-juifs d’un Juif : le conjoint, les enfants et leurs conjoints, les petits-enfants et leurs conjoints. Cette disposition introduite pour préserver l’unité de familles « mixtes », confère à leurs bénéficiaires les mêmes droits que les Juifs (y compris l’octroi de la citoyenneté). Cet amendement, incontestablement libéral, ne fait pourtant que souligner davantage la dimension ethnique puisque le critère retenu est celui de la parenté avec un Juif (jusqu’à la seconde génération), non celui de l’appartenance religieuse. Est à l’oeuvre ici un principe d’ethnicité « étendue ». 6. Nombre d’États d’Europe de l’Est sont des « démocraties ethniques » où l’État est fondé sur une nation principale. Ainsi, la Macédoine se définit-elle constitutionnellement comme « État national du peuple macédonien », lequel entend assurer la cohabitation avec « les Albanais, Turcs, Roms et autres nationalités qui y vivent ». La Croatie a adopté une définition plus généreuse en se présentant à la fois comme « État national du peuple croate » et « État des membres des autres nationalités et minorités qui en sont les citoyens ». 7. On peut néanmoins se demander si la Section des minorités qui a pris le relais du Bureau des affaires arabes ne s’inscrit pas dans la même logique de monitoring de la population arabe. 8. Cette manifestation à Umm el-Fahm, deuxième ville arabe d’Israël, avait pour origine l’expropriation de plusieurs dizaines d’hectares au profit de l’armée. Cet épisode montre que la question de la terre demeure, pour les Arabes d’Israël, extrêmement sensible, et cela d’autant plus qu’ils ne disposent plus, en pleine propriété privée, que de 3,5 % de la surface du pays (contre un tiers en 1948). 9. Les députés dont les voix sont ainsi récusées ne sont pas nécessairement tous ethniquement arabes (bien que quatre d’entre eux le soient) mais ils doivent leurs suffrages à l’électorat arabe. 10. Un amendement introduit en 1985 dans la Loi fondamentale sur la Knesset précise que ne peuvent participer aux élections les partis qui nient l’existence de l’État d’Israël comme État du peuple juif, rejettent la nature démocratique de l’État ou encouragent le racisme. print