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A l’occasion du 21 mars, journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale, Françoise Vergès, politologue, historienne, ex-présidente du comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage (CPMHE), aujourd’hui titulaire de la chaire global south(s) au Collège d’études mondiales à Paris (Fondation Maison des sciences de l’homme), revient dans cet entretien pour al Akhbar sur les pratiques coloniales perpétuées par la démocratie française.

Propos recueillis par Lina Kennouche

Cette journée commémore la répression féroce par la police sud-africaine d’une manifestation pacifique. Pensez-vous que l’apartheid est en place aujourd’hui en France?

On peut effectivement parler d’un apartheid en France dès lors que l’on examine les processus et pratiques qui certes ne sont pas légiférées mais qui ont des conséquences concrètes sur la vie de milliers de personnes. Il faut pour les examiner adopter une méthodologie qui déjà élargit notre cartographie de la république française – Mayotte, la Réunion, la Nouvelle Calédonie, les terres du Pacifique, les Antilles, la Guyane qui, avec les quartiers populaires de la France européenne sont des territoires régis de manière racisée. Ensuite, il faut renouveler notre approche des discriminations, examiner la manière dont l’Etat décide quelles vies comptent. Les meurtres impunis d’hommes noirs et d’origine maghrébine par des policiers montrent quelles vies comptent. Manuel Valls lui-même, alors premier ministre de la France, parle en 2015 d’un « apartheid territorial, social et ethnique »,  mais non seulement ses paroles resteront sans conséquences concrètes, ce sera lui qui mettra en œuvre les propositions de déchéance de la nationalité et autres.

En quoi le poids de l’histoire coloniale imprègne structurellement les institutions et les mentalités ?

L’illusion de la décolonisation – l’idée qu’avec la fin de la guerre en Algérie le chapitre de l’histoire coloniale serait clos- est profondément enracinée en France. Pour reprendre Aimé Césaire, il y a un « effet-boomerang » du colonialisme et de l’impérialisme : la société qui colonise est « contaminée » par le racisme déployé dans les colonies, les privilèges accordés aux Blancs deviennent « naturels » et la gauche est inévitablement fraternaliste. Frantz Fanon a lui aussi analysé cette arrogance de la gauche. La société française ne s’est pas du tout décolonisée car la décolonisation ne concerne pas seulement les colonisés. Par ailleurs, il est important d’étudier les politiques que l’Etat français met en place après 1962, dans les années 1970 comme ce que j’analyse dans mon dernier livre « Le ventre des femmes ; Capitalisme. Racialisation, féminisme »   (Albin Michel, mars 2017) : les milliers d’avortements et stérilisations forcés dans les départements d’outre-mer alors qu’avortement et contraception restent des crimes en France. Je démontre que ce n’est pas une contradiction : il y a les femmes qui ont le droit de donner naissance et celles qui ne l’ont pas – les femmes racisées. Je tire alors plusieurs fils : celui historique de la gestion par l’impérialisme et le capitalisme du ventre des femmes du sud global, celui de la cécité du féminisme français qui du coup se « blanchit ». Ce que je veux montrer c’est que la gestion coloniale des corps ne prend pas fin avec la fin du statut colonial.

Que signifient pour vous les violences policières dénoncées notamment lors de la marche de la dignité le 19 mars ?

Ces violences policières appartiennent à une stratégie de contrôle et une stratégie de terreur à l’égard des corps non-blancs. Il s’agit d’imposer dans l’espace public un contrôle des corps racisés qui viole tous les droits de la personne mais est justifié par la « lutte contre le terrorisme » et tout le discours sur la sécurité et le « racisme anti-blanc » ou le communautarisme. La police française a une histoire profondément ancrée dans le racisme –j’y inclus la police contre les esclaves en fuite – dans l’antisémitisme, et aujourd’hui islamophobie et négrophobie. C’est un racisme structurel qui pénètre la hiérarchie, les policiers…

Ce qu’il faut retenir de cette manifestation et du formidable travail accompli par des associations comme « Urgence notre police assassine », c’est la place prise par les familles des victimes dans l’espace public, qui se soutiennent entre elles, donnent des conseils, ont développé une contre-stratégie aux mensonges, aux pratiques dilatoires de la justice. Quelque chose a profondément changé depuis. La violence policière est devenue une question politique liée à la lutte de l’antiracisme politique.

Dans cette campagne présidentielle, estimez-vous qu’il existe une « offre politique »  qui apporte des réponses concrètes à cette question des discriminations raciales ?

Aucune qui soit réellement politique car aucune n’aborde la nécessaire décolonisation de la société française.

Traduction de :

http://www.al-akhbar.com/node/274702

Photo : REUTERS/Gonzalo Fuentes

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