Apartheid et Agrexco dans la Vallée du Jourdain

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le 14/5/2007 8:10:00 (1425 lectures)

 Carmel - Apartheid Isrélien

Article de Lena Green paru dans The Electronic Intifada le 4 September 2005 et traduit par N. Ollat pour le CAP.

L’auteur est réalisatrice de films et volontaire à l’International Solidarity Movement (ISM ) en Cisjordanie. Elle a réalisé un film au sujet de l’impact des colonies israéliennes de la Vallée du Jourdain sur les villageois palestiniens.

AGREXCO , créée en 1957, est aujourd’hui l’un des plus gros groupes d’exportation de produits agricoles dans le monde. AGREXCO est une société gérée par le ministère de l’agriculture israélien et des entreprises agricoles à raison de 50% chacun. Ils commercialisent leurs produits sous la marque CARMEL .


En Israël et en Palestine occupée, la couleur orange est le symbole de l’opposition au « désengagement de Gaza ». Elle peut être observée sur des banderoles, des T-shirts, du matériel de propagande, sur les manifestants prenant d’assaut la Vieille Ville de Jérusalem, ou sur les jeunes gens faisant signer des pétitions aux stations de bus en Israël. Des rubans orange sont pendus aux carrefours des routes ou attachés aux voitures qui circulent sur l’autoroute des colons en Cisjordanie.

C’est pourquoi ce fut surprenant d’entendre que l’un de ces rubans orange avait été observé sur un tracteur appartenant à un Bédouin palestinien vivant dans un village de la vallée du Jourdain. Interrogé, l’homme a répondu : « Si ils sont expulsés de Gaza, ils vont venir ici. Ils sont dangereux. Nous n’en voulons pas chez nous ».

Le 25 juin 2005, un porte-parole israélien a annoncé un plan destiné à augmenter le nombre de colons dans la Vallée du Jourdain de 50% en une année. Le coût des nouvelles unités de logement sera de 13.5 millions de $US au cours de la première année, et augmentera à 32.5 millions de $US l’année suivante. Le plan a comme objectif principal le développement de l’agriculture et du tourisme dans la Vallée, avec des subventions pouvant atteindre 22 millions de $US pour le développement agricole. Des incitations économiques et des avantages supplémentaires seront offerts pour encourager les émigrants potentiels, particulièrement les jeunes couples.

Le plan a déjà commencé à se mettre en place sur le terrain. Il se matérialise par les arceaux des nouvelles serres qui brillent dans la chaleur d’août. De grandes surfaces de terrain ont été subitement entourées de barrières et déclarées « Zones Militaires » : la phase initiale du processus de colonisation. Et une nouvelle vague d’expulsion a débuté.

Les 6 ou 7000 colons de la Vallée vivent dans 36 colonies différentes qui contrôlent chacune de grandes surfaces de terres. Elles sont soumises à la loi civique israélienne alors que les Palestiniens sont soumis à la loi militaire israélienne. Israël contrôle 95% des terres dans la Vallée du Jourdain.

La plupart des 50 000 Palestiniens de la Vallée vivent dans un état de pauvreté absolue. Depuis le début de l’occupation en 1967, leurs droits les plus basiques ont été niés, particulièrement le droit d’accès à l’eau et à un logement. 13 villages palestiniens ont été déclarés légaux par Israël en 1967. On les remarque facilement par le fait qu’ils sont les seules localités palestiniennes de la région dont les maisons sont construites avec autre chose que du plastique, du bois et quelques feuilles de tôle ondulée. En dehors de ces localités, les maisons en dur sont invariablement détruites.

J’ai été invitée par une famille bédouine à partager un verre de thé dans leur « maison » à Fayasil, maison qui est faite de bois et de plastique. Le village est à moitié légal et à moitié illégal; un rapide coup d’œil permet de déterminer quelle partie du village est ou n’est pas légale. Alors que nous parlions, la Grand-Mère de la famille agitait un morceau de papier entre ses doigts. C’était l’ordre militaire de démolition pour sa maison, ordre publié environ un mois plus tôt. Apparemment aucune demeure n’est trop humble pour faire face à la puissance des bulldozers et des tanks de l’armée, et la famille attendait qu’ils arrivent. Ce n’était pas la première fois qu’ils étaient expulsés : en 1948, ils ont été réfugiés à la création de l’Etat d’Israël. L’an dernier ils ont été expulsés de l’endroit où ils se trouvaient, environ 3 km plus loin, pour laisser la place à de nouveaux colons. Quand j’ai demandé ce qu’il allait se passer si leur maison était démolie, la femme a répondu que le Croissant Rouge leur apporterait des tentes pour se loger. « Où allez vous les mettre? » ai-je demandé. « Ici, nous n’avons aucun autre endroit où aller ».

Les forces d’occupation israéliennes ont démolies 11 maisons à Jiftlik le 22 juin dernier. A côté d’un des bâtiments en dur qui reste, il y a un abri fait de plastique. Les hommes qui ont construit la maison en dur vivent dans l’abri en plastique à côté. Ils ne veulent pas déménager et mettre leurs affaires dans la maison en dur, par crainte qu’elle soit démolie sous peu. Ils sont partis de la maison familiale il y a peu de temps quand l’un de leurs frères s’est marié. L’abri est composé de 2 pièces, les murs sont composés d’argile et de bois et 10 personnes y vivent. Quand les familles s’agrandissent, elles ont besoin de plus d’espace, mais l’espace nécessaire à la croissance naturelle de la population palestinienne dans la Vallée du Jourdain leur est toujours refusé.

La route 90, qui longe la vallée parallèlement au Jourdain, traverse de grandes plantations de palmiers, de vignes, de bananes, ainsi que des serres pleines de plantes et de légumes pour l’exportation. Une telle agro-industrie nécessite d’énormes quantités d’eau, qui est fournie par des forages de 400 à 500 m de profond. Ils sont situés dans des châteaux d’eau érigés au sommet des collines situées au pied des montagnes qui séparent la Vallée du Jourdain du reste de la Cisjordanie. Sous ces tours, il n’est pas rare de voir des communautés palestiniennes vivant dans leurs maisons de fortune. Ils n’ont pas d’accès à l’eau qui est située au dessus de leurs têtes, et ils doivent faire le chemin avec des petits tracteurs vers les puits les plus proches autorisés, souvent distants de plus de 20 km. Les 3 m3 d’eau qu’ils peuvent stocker dans leurs réservoirs portables ne durent que quelques jours et l’eau devient rapidement très chaude sous le soleil implacable.

A côté de Jiftlick, nous avons vu une jeune femme avec un âne gravissant lentement la colline jusqu’au château d’eau situé au dessus de sa maison. Elle allait « voler » un peu d’eau, quelques litres peut-être. Il était midi, et la chaleur écrasante réduisait l’éventualité de la présence d’un garde en service près du réservoir.

Je n’avais jamais imaginé que des réservoirs à eau pouvaient sembler aussi menaçants.

162 puits artésiens dans la Vallée du Jourdain, établis par les Jordaniens, pendant qu’ils contrôlaient la Cisjordanie, ne sont plus en service. Ils ont été soit détruits, soit asséchés parce que les puits plus profonds des colons se trouvaient à proximité. Zubeidat est un village de 1600 personnes sur une surface d’environ 3 ha. L’eau de leur puits est devenue salée et polluée en 1984, à cause des colonies voisines. L’an dernier, ils ont finalement reçu l’autorisation de construire un nouveau puits. Depuis 1984, les familles devaient ramener l’eau de Jéricho, à une distance de 25 km, ou la « voler » aux colonies. En 2004, 5 personnes de la Vallée ont été poursuivies pour avoir voler de l’eau. Toutes les plantations israéliennes sont entourées de barrière électrique pour empêcher les intrusions.
Zubeidat utilise toujours le vieux puits pour l’irrigation de sa terre agricole, en dépit de la mauvaise qualité de l’eau. A Jiftlik, j’ai vu (et senti) une ferme qui irriguait avec des eaux usées (eau grise) de Naplouse et d’une des colonies voisines, Elon More.
La source d’eau la plus évidente dans la Vallée est le Jourdain, mais il est impossible de l’atteindre à cause de la barrière électrique qui s’étend de la ligne verte au Nord, jusqu’à Jéricho au Sud. Cette barrière annexe 500 km2 de terres, utilisées dans le passé par les Palestiniens pour l’agriculture. De manière étonnante cette barrière n’est pas indiquée par les cartes produites par les Nations Unies.

La population palestinienne de la Vallée n’a guère le choix, mais essaye de survivre en cultivant la terre. J’ai passé quelques heures surréalistes, assommée par la chaleur dans une maison de bois et de plastique, en écoutant un agriculteur me raconter qu’à la fin des années 80, une société d’exportation avait pris en charge une grande quantité de produits agricoles aux Palestiniens, puis avait déclaré que le bateau avait coulé sur le chemin de l’Europe. Les agriculteurs n’ont bien sur pas été payés, mais en plus la société leur fait actuellement rembourser les conteneurs dans lesquels les produits étaient stockés et les étiquettes qui indiquaient leur provenance : Israël. Il m’était très difficile de croire ce que j’étais en train d’entendre. Combien d’agriculteurs ont été touchés ? La Vallée entière.

Carmel est un nom qui peut être familier aux consommateurs Européens et Américains : leurs fruits frais et leurs légumes se trouvent souvent dans les supermarchés. Peut-être que les personnes qui font attention au fret international savent que Agrexco a aussi ses propres bateaux, équipés de manière révolutionnaire pour la réfrigération des produits selon le label « Carmel Ecofresh ».

photo : Une station d’emballage de Carmel dans la colonie de Tomer

Agrexco appartient à 50% à l’Etat israélien, et tous les produits exportés de la Vallée sont emballés et vendus par leur soin. Les agriculteurs palestiniens n’ont plus jamais essayé d’exporter parce que les contrats qu’ils avaient passés avec la société se sont tous soldés de manière catastrophique. De même, ils ne peuvent pas vendre leurs produits sur le marché palestinien, parce qu’il est presque impossible de sortir de la Vallée du Jourdain à cause des check-points. Des récoltes entières de légumes ont été laissées à pourrir sur le sol ou utilisées pour nourrir les moutons et les chèvres.

Les agriculteurs n’ont pas eu le loisir de demander des réparations légales pour le problème du bateau coulé ou dans d’autres cas où Agrexco a agi de manière illégale dans la vallée. Cependant la compagnie va comparaître devant un cours britannique la semaine prochaine, et bien qu’elle ne soit pas convoquée en tant qu’accusée, elle va devoir défendre ses activités.

En novembre 2004, un groupe de militants britanniques a bloqué le principal centre de distribution de la compagnie dans le Middlesex (RU), et empêché des dizaines de milliers de kg de biens alimentaires d’atteindre les linéaires des supermarchés et par conséquent les cuisines britanniques. 7 personnes sont accusées de violation de propriété privée aggravée et d’entrave à des activités légales. Elles vont plaider que les activités de la société Agrexco sont illégales, étant complices de crimes d’apartheid, crimes de guerre et crimes contre l’Humanité. Ces accusations s’ajoutent au fait que les biens exportés par Agrexco à partir des colonies de Cisjordanie sont illégalement vendus sous l’étiquette « Produits d’Israël », et qu’ils bénéficient donc de termes commerciaux préférentiels que l’Europe réserve à Israël.

L’écart entre la vie luxueuse dans les colonies et le dénuement le plus complet dans les communautés palestiniennes de la Vallée du Jourdain est loin d’être accidentel : tout est planifié et mis en œuvre méticuleusement. Il s’agit d’un apartheid flagrant et brutal. Mais bien qu’il soit toujours possible de dire que ce système de ségrégation est basé sur la religion (personne ne peut dire que les citoyens d’Israël et de ses colonies font partie d’un seul groupe ethnique ou racial), je crois qu’il faut écarter le cadre d’analyse qui présente le conflit Israélo-Palestinien comme un conflit des Juifs contre les Musulmans, ou de l’Islam contre l’Occident. Au contraire, il faut le considérer comme faisant partie de la domination globale des forces capitalistes et de leurs combattants, les compagnies multinationales. Les populations autochtones dont la survie dépend principalement de l’exploitation des ressources de leur environnement direct, sont menacés dans le monde entier.

Le coût d’un carton de tomates de la marque Carmel, de dates, de fleurs et de raisins est inimaginablement élevé. Ce coût ne se mesure pas par la somme d’argent payée à la caisse du supermarché au Royaume-Uni, mais par la souffrance du peuple palestinien. Il est grand temps que les consommateurs européens reconnaissent qu’ils sont complices d’une telle souffrance. La comparution de 7 personnes devant le tribunal des Magistrats d’Uxbridge, va mettre en lumière les relations entre les produits et la persécution, notre argent et la pauvreté des autres peuples.

 

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