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Obtenir l’amour de vos victimes

le 12/11/2007 0:40:00 (867 lectures)

téléchargement (17)Article de Azmi Bishara paru dans Al-Ahram Weekly en octobre 2008 dans lequel il dénonce l’entreprise sioniste qui, via un décret du ministère de l’Education Nationale, tente d’imposer aux enfants palestiniens la reconnaissance et la légitimité de leur propre négation.

Le décret ministériel en question exige de tous les écoliers d’Israël, et des élèves palestiniens en particulier, qu’ils signent la « déclaration d’indépendance » fondée sur la spoliation et l’épuration ethnique des Palestiniens.

Ce chauvinisme d’inspiration religieuse propre au sionisme fait des victimes réelles, les Palestiniens, des « citoyens » d’un Etat colonial qui gomme par décret, et donc virtuellement, une situation de discrimination et de négation du peuple palestinien prévalant depuis 1948.

Derrière cette demande faite à chaque élève palestinien de signer un texte proclamant, de manière formelle, l’ « égalité de tous les citoyens », il y a une violence psychologique extrême : approuver son propre reniement comme un bienfait.


Si vous voulez comprendre l’ampleur de la tragédie palestinienne et la profondeur de leur dilemme, jetez un oeil sur le récent décret publié par le Ministère israélien de l’Education qui, en substance, demande aux écoliers juifs et arabes de signer la déclaration d’indépendance d’Israel dans le cadre des célébrations marquant le 60ème anniversaire de l’État d’Israël.

Dans une déclaration distribuée aux écoles, le Ministère de la Jeunesse a fixé les objectifs suivants pour le jubilé : « Pour commémorer le passage des 60 ans de la création de l’Etat d’Israël dans le système d’éducation arabe et juif ; pour renforcer le sentiment d’appartenance, de fierté et d’amour pour les 60 ans de l’Etat parmi tous ceux qui fréquentent les établissements d’enseignement; pour aider toutes les communautés juives, musulmanes, chrétiennes, druzes et d’autres jeunes à se former une vision claire d’Israël en tant qu’État juif et démocratique ; pour inspirer un sentiment de responsabilité et d’engagement social chez les jeunes et pour les encourager à devenir des participants actifs dans les affaires de la société. « 

Un coup d’oeil à ce texte suffit à comprendre qu’il n’ya pas d’Arabes palestiniens en Israël ; Il y a les Israéliens d’abord, et les « Musulmans, les Chrétiens, les Druzes et les autres » ensuite.
Les étudiants arabes, selon cet objectif éducatif inspiré, doivent aimer Israël, et se sentir fiers d’être Israéliens — ni plus, ni moins. Autant il serait louable de distribuer un tel mémorandum (avec le changement de nationalité approprié) aux citoyens élevés au Liban, en Iraq et ailleurs, autant en Israël, il serait difficile de suggérer un document plus grotesque.

Il entre en jeu ici une attitude colonialiste très persistante. Il n’était pas suffisant pour cette direction coloniale de saisir la terre d’un peuple, de jeter dehors ses habitants, d’en amener d’autres à leur place et de détruire le tissu de toute une société, puis de justifier cela sous le prétexte d’une promesse divine, alors qu’elle se considérait, en même temps et avec le même degré de sincérité, comme un mouvement laïque de libération nationale.

Non, elle insiste sur le fait que sa victime doit l’admirer et reconnaître non seulement son existence mais sa légitimité historique.

Elle est déterminée à s’imprimer sous la peau de ses victimes par une signature rituelle d’une déclaration d’indépendance en même temps que la fête de leur propre défaite.

L’entreprise coloniale sioniste est unique dans sa perpétuelle obsession de l’identité, son insistance à jouer le rôle de victime, et la persévérance inébranlable avec laquelle elle cherche à se légitimer en inspirant l’admiration de ses victimes, comme si elle leur avait fait une grande faveur en les libérant de leur territoire et de leur identité nationale et en prenant ces « fardeaux » sur ses propres épaules.

En contrepartie de ces magnanimes sacrifices, elle attend de ses victimes qu’elles montrent leur gratitude en se tenant à ses côtés dans ses luttes et en partageant son angoisse d’avoir été contraints d’infliger de telles catastrophes aux autres.

Toute démonstration d’ingratitude de la part de ces victimes — lorsque, par exemple, elles essaient de rassembler leur sentiment national en lambeaux – elle les pointe du doigt et leur reproche de revenir à une démagogie nationaliste, au chauvinisme et autres attitudes démodées à l’ère de la mondialisation

Seul Israël a le droit d’être nationaliste de façon chauvine, en monopolisant pour lui-même le privilège de souffrir des tribulations qui en découlent : en attendant, ses victimes doivent exprimer leur satisfaction ou, au moins, apprendre à vivre avec.

Les manifestations de chauvinisme et l’engouement pour les symboles nationalistes sont omniprésents : dans les hymnes nationaux, les marches patriotiques, les clubs de scouts quasi militaires, les drapeaux sur chaque école et chaque plaque d’immatriculation, dans les lois qui sont promulguées avec une régularité saisonnière sur la façon de traiter les drapeaux et les symboles sionistes.
Cela indique avec certitude un chauvinisme national et un degré de fanatisme rare dans le monde d’aujourd’hui.

Faire signer à des écoliers, même aux enfants des écoles juives, la déclaration d’indépendance nationale porte le nationalisme au rang de rituel religieux, avec les écoliers, crayon en main, incarnant de façon mystique les vénérables pères fondateurs de la nation. Si les Arabes ne font rien de vaguement semblable, Israël ne sera pas en mesure de contenir ses sarcasmes.

Officiellement, Israël repose sur une idéologie ultranationaliste qui est continuellement reproduite à travers toutes les niveaux du spectre politique. Mais il s’est surpassé avec ce décret du Ministère de l’Éducation demandant aux étudiants arabes de signer la déclaration d’indépendance. La pensée et l’action colonialistes ont revêtus le costume de l’égalité et du politiquement correct .

images (15)Il ne devrait y avoir aucune discrimination entre un écolier et un autre, cela semble-t’il dire, alors qu’en fait, c’est le summum de la discrimination raciale : les élèves juifs sont invités à affirmer leur autonomie ethnique (ou formulée d’une façon plus critique : nier leur individualité et assimiler l’identité du projet national) ;
Les élèves arabes sont invités à nier leur appartenance ethnique et à déformer leur identité à travers une identification au projet colonialiste qui a exilé son peuple et nié leur existence .

L’actuel Ministre de l’Education et la Culture, à qui l’on doit cette réflexion éclairée, représente l’aile libérale de l’establishment sioniste.

La Gauche sioniste, représentée historiquement par les Travaillistes sionistes, et ses ramifications, était le fondateur pratique du projet de l’État israélien : elle a pris les armes et combattu les Arabes, forgé des relations avec la Grande-Bretagne et les États-Unis, démoli le projet national palestinien et construit son propre Etat sur les ruines.

Elle est l’auteur de ces notions comme la coexistence israélo-arabe basée sur la fraternité arabo-juive, ou la haine partagée entre Israël et les Arabes pauvres pour les pays réactionnaires arabes et les classes supérieures (les représentants contemporains de ceux avec qui Israël cherche à conclure des traités de paix et des alliances contre les arabes pauvres et contre les nationalistes arabes et l' »extrémisme »islamiste et panarabe).

Cette Gauche sioniste était à l’origine opposée aux libéraux qui s’allièrent à la Droite sioniste. Toutefois, la Gauche sioniste s’est maintenant alliée avec les libéraux dans la société israélienne, et de ces rangs est apparue l’idée perverse que les écoliers arabes devraient signer le document d’indépendance nationale sioniste.

Je ne vais pas, bien sûr, attribuer à l’Etat sioniste tout le mal concevable, et encore moins le pouvoir de magie diabolique, comme peuvent le faire certains moins familiers avec la nature de son projet.

Je ne compliquerai pas non plus mon analyse du décret du Ministère de l’Education avec les justifications invoquées par leurs auteurs. Les Sionistes libéraux ont évidemment une interprétation autre que la mienne du décret.

Ils considèrent la déclaration d’indépendance qui, dans un paragraphe appelle à l’égalité de tous les citoyens sans distinction de religion, de race ou de sexe, comme un document relativement progressiste, certainement lorsqu’on le compare à la culture politique raciste qui prévaut et qui a infecté les écoles et les jeunes.

En tant que tel, signer ce document devient un acte d’illumination, une renaissance des « valeurs universelles » sur lesquelles Israël a été fondé. Dans le même temps, les libéraux, qui ont proposé l’idée, ne seront pas ouverts à une attaque les qualifiant de « mous » ou de « traîtres », parce que tout ce qu’ils ont à faire pour prouver leur loyauté et leur patriotisme est d’invoquer le plus important texte sioniste.

Quelle qu’en soit la valeur, cette justification ne va pas plus loin qu’une bataille pour déterminer la nature de la culture juive auprès d’un public israélien. Elle ne fait pas de remous dans la société israélo-arabe.
Pour les Arabes, la discrimination n’est pas un phénomène de lignée récente qui a pris un brusque virage dangereux avec la propagation d’une culture raciste parmi les écoliers juifs.

Elle existait bien avant l’occupation de 1967 , indépendamment des termes à caractère sacré contenus dans la déclaration d’indépendance d’Israël.

Les Libéraux israéliens pensent qu’en appelant à un retrait des territoires arabes occupés en 1967, ils demandent à Israël de revenir sur sa nature originelle, comme si avant 1967, Israël avait été un modèle de démocratie, de respect des droits de l’homme et d’égalité . Ils pensent qu’en s’opposant à l’occupation, ils affirment une meilleure citoyenneté d’avant. Mais le fait est que la citoyenneté n’a jamais rien eu à voir avec l’égalité pour les Arabes.

Au moment même où l’indépendance de l’Etat sioniste était proclamée sur la terre de Palestine, la Haganah se préparait à prendre en charge la totalité de la Palestine et à expulser tous ses habitants arabes.

Puis, après la création officielle de l’Etat et quand la déclaration d’indépendance appelant à l’égalité de tous les citoyens est entrée en vigueur, la loi martiale a été imposée aux Arabes et des lois ont été adoptées pour confisquer leurs terres. Ils ont systématiquement fait l’objet de discrimination dans tous les aspects de leurs vies.

Permettez-moi pour un moment d’assumer le rôle de l’avocat du diable :

Jusqu’à présent, Azmi, vous avez seulement parlé des pratiques sionistes, alors que le document discuté est bien. Pourquoi jeter le bébé avec l’eau du bain, simplement parce que la pratique est éloignée du texte?

Tout d’abord, la déclaration d’indépendance d’Israël n’est pas une théorie abstraite. Elle était censée prendre effet à sa proclamation et orienter le processus de construction de la nation sur la base de ses dispositions, notamment la définition du sionisme en tant que mouvement national pour la création d’un État sur la base d’un droit historique et religieux auto-proclamé exclusif basé sur les écritures bibliques et la continuité « ininterrompue » de la présence juive en Palestine.


Mais que dire de ce paragraphe sur « l’égalité »?

Le document a également pour but de camoufler la nature de l’entreprise colonialiste sioniste et il a exécuté sa fonction. images (16)L’attachement au principe de l’égalité est l’une des conditions de l’acceptation d’Israël à l’ONU.
La déclaration d’indépendance n’est pas une théorie qui est allée de travers dans son application. C’était la proclamation officielle d’une vision idéologique qui devait, en fait, être appliquée dans la pratique.

Ce n’était pas seulement une vision d’un projet colonialiste qui devait se construire sur les ruines de la société palestinienne, mais la vision d’un Etat dans lequel l’affiliation nationale est définie par une appartenance religieuse.

Il est clair que, dans ce contexte, un rite nationaliste de transsubstantiation qui implique de mettre un stylo sur ce morceau de papier signifie une chose lorsqu’il est effectué par un élève juif et une tout autre chose quand cela est effectué par un Arabe.
Dans le premier cas, il s’agit d’une affirmation de l’identité religieuse et d’unité nationale de l’élève, dans le second il s’agit d’une mutilation psychologique, morale et culturelle.

Juste pour rafraîchir la mémoire, nous allons jeter un coup d’oeil sur certains paragraphes du document que l’étudiant israélo-arabe doit signer :

« Eretz Israel est le lieu où naquit le peuple juif. C’est là que se forma son caractère spirituel, religieux et national. C’est là qu’il réalisa son indépendance, créa une culture d’une portée à la fois nationale et universelle et fit don de la Bible au monde entier.

Exilé de Terre Sainte, le Peuple Juif demeura fidèle tout au long de sa dispersion et il n’a jamais cessé de prier pour son retour, espérant toujours la restauration de sa liberté politique.

Mus par ce lien historique et traditionnel, les Juifs s’efforcèrent au long des siècles de revenir dans le pays de leurs ancêtres. Au cours de ces dernières décennies, ils rentrèrent en masse dans leur pays. Pionniers, immigrants clandestins, combattants, ils ont défriché le désert, ressuscité la langue hébraïque, construit des villes et des villages et créé une communauté en pleine expansion, contrôlant sa vie économique et culturelle, recherchant la paix mais sachant aussi se défendre, apportant à tous les habitants du pays les bienfaits du progrès et aspirant à l’indépendance nationale…

En 1897, inspiré par la vision de l’État juif qu’avait eue Théodore Herzl, le premier congrès sioniste proclama le droit du peuple juif à la renaissance nationale dans son propre pays. Ce droit fut reconnu par la Déclaration Balfour du 2 novembre 1917 et réaffirmé par le mandat de la Société des Nations qui accordait une reconnaissance internationale formelle des liens du peuple juif avec la terre d’Israël, ainsi que de son droit d’y reconstituer son foyer national….. « Lire le texte complet de la Déclaration d’Indépendance

Les étudiants arabes en Israël sont invités aujourd’hui à contresigner cette reniement de leur propre existence.

En outre, quand ils arrivent au fameux paragraphe sur l’égalité, ils constatent qu’il est repris de la vision des prophètes d’Israël et apparaît presque comme un ajout après coup au droit au retour des Juifs :

« L’ETAT D’ISRAEL sera ouvert à l’immigration des juifs de tous les pays où ils sont dispersés ; il développera le pays au bénéfice de tous ses habitants ; il sera fondé sur les principes de liberté, de justice et de paix enseignés par les prophètes d’Israël ; il assurera une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe ; il garantira la pleine liberté de conscience, de culte, d’éducation et de culture ; il assurera la sauvegarde et l’inviolabilité des Lieux Saints et des sanctuaires de toutes les religions et respectera les principes de la Charte des Nations unies « .

Azmi Bishara

Traduction : MG pour l’ISM